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Au début de septembre 1943, le gouvernement de Finlande fit demander à Kersten, par Kivimoki, son ambassadeur à Berlin, de venir à Helsinki, pour y faire un rapport d’information générale.
Himmler pouvait malaisément s’opposer à cela. Kersten était à la fois Medizinälral et officier finlandais. Le Reichsführer feignit même d’approuver le voyage.
— Ainsi, vous pourrez peut-être savoir, dit-il, pourquoi votre gouvernement ne nous a pas encore livré ses Juifs…
Kersten commença donc à se préparer au départ. Mais alors il reçut une autre invitation et beaucoup plus importante : Richart, l’ambassadeur de Suède, fit savoir au docteur que, sur son chemin aérien pour Helsinki, s’il s’arrêtait à Stockholm, il y serait le bienvenu. La halte, toutefois, devrait être assez longue, car des ministres suédois voulaient avoir avec lui de nombreux entretiens confidentiels.
Cette offre fit un peu, sur Kersten, l’effet que produit l’alcool sur les hommes qui n’en ont pas l’habitude. La tête lui tourna. Il ne pouvait pas croire au bonheur de passer quelques semaines, en liberté, dans une capitale libre.
Comment forcer Himmler à lui permettre cette évasion ?
D’abord, cela parut impossible au docteur. Et puis, justifiant un vieux proverbe russe qu’il avait entendu dans son enfance et qui disait « la misère est fertile en malices », il trouva, aidé par son ami Kivimoki, un prétexte qui pouvait passer pour une bonne raison.
Après l’avoir étudié, assimilé, tourné et retourné en tous sens au point de s’en être presque convaincu lui-même, Kersten dit à Himmler :
— J’ai reçu une grave nouvelle de mon ambassade. Mon voyage à Helsinki sera sans retour : je dois être mobilisé en Finlande.
Ce n’était pas vrai, mais comme Kersten avait souvent évoqué cette éventualité, Himmler le crut et s’écria, pris de panique :
— Pour rien au monde. Je ne veux pas, je ne peux pas vous perdre.
— Quand la mesure sera officielle, dit Kersten, je ne vois pas comment je refuserai.
— Il faut éviter cela, il le faut, cria Himmler.
— Il existe bien un moyen que j’ai envisagé avec notre ambassadeur, dit Kersten pensivement.
— Lequel ?
— Voici, dit Kersten. La Suède (et c’était la part véridique du prétexte) a hospitalisé de cinq à six mille blessés finnois, mutilés, incurables, irrécupérables pour la guerre, parce que la Finlande est trop pauvre en personnel et matériel médical pour s’occuper d’eux comme il convient.
— Et alors ? demanda fébrilement Himmler.
— Je pourrais, reprit Kersten (et c’était la part mensongère), je pourrais sans doute avoir un long sursis pour ma mobilisation, si vous me donniez deux mois pour soigner les blessés finlandais en traitement dans les hôpitaux du Suède.
— Deux mois ? Si longtemps ! s’écria Himmler.
— Préférez-vous, dit Kersten, me voir mobilisé jusqu’à la fin des hostilités ?
Himmler ne répondit point. Et comme se prolongeait le silence, le souvenir d’un instant très pénible revint à la mémoire de Kersten. Il demanda doucement :
— Vous rappelez-vous, Reichsführer, qu’en mai 1940, vous préparant à envahir la Hollande, vous m’avez interdit de quitter Hartzwalde ? Et que j’ai parlé alors de m’adresser à mon gouvernement ? Et que vous avez bien ri à cette idée et m’avez répondu : « La Finlande ne nous déclarera pas la guerre à cause de vous ? »
— C’est possible, répondit Himmler sans regarder Kersten.
— Eh bien, reprit le docteur, plus doucement encore, aujourd’hui, c’est à mon tour de vous dire : « Si vous voulez me garder contre les ordres de mon gouvernement, déclarez donc la guerre à la Finlande. »
Cette conversation entre Himmler et le docteur se déroulait, comme la plupart de leurs entretiens décisifs, au cours d’une séance de traitement. Kersten vit s’affaisser les chétives épaules de son malade.
— La guerre à la Finlande ? dit Himmler à mi-voix. Non. Plus maintenant… Notre situation est devenue trop difficile.
Himmler se tut. Mais n’était-ce pas suffisant ? La fin de l’armée Rommel sur la côte africaine, la fin de l’armée von Paulus dans la steppe glacée de Stalingrad, l’avance des armées soviétiques pareille à une lame de fond qui prend sa lancée, les bombardiers alliés chaque jour au-dessus des grandes villes allemandes par flottes de centaines et centaines d’avions. Bref, un revirement complet et terrible en trois années pour les desseins de Hitler – tout se trouvait inclus dans la réponse de son Reichsführer, le « fidèle Heinrich ».
Kersten reprit son ton et son visage les plus débonnaires.
— Alors, dit-il, puisque la force n’est plus de saison contre la Finlande, usons de diplomatie. Croyez-moi, cela vaut mieux. Acceptez que je passe deux mois en Suède pour y soigner mes compatriotes.
— C’est bon, allez-y, soupira Himmler.
Soudain, il saisit la main de Kersten qui travaillait ses nerfs, et la voix changée, dure, rauque, s’écria :
— Mais vous reviendrez, vous reviendrez à coup sûr ? Sinon…
Le docteur retira sa main avec précaution, mais fermeté :
— Pourquoi me parlez-vous ainsi ? demanda-t-il. En quoi ai-je mérité ce manque de confiance ?
Une fois de plus, le remords le plus vrai se peignit sur les traits de Himmler.
— Je vous prie, cher monsieur Kersten, dit-il, je vous prie du fond du cœur, de m’excuser. Vous le savez, ma vie est telle que le soupçon est devenu chez moi une deuxième nature. Mais pas à votre égard. Vous êtes le seul homme au monde à la sincérité et à la bonté de qui je crois.
L’instinct, chez Kersten, le servait, pour ses rapports avec le Reichsführer, autant que la raison. Il fut prompt à profiter de cet état d’humilité :
— J’ai l’intention, dit le docteur comme la chose la plus naturelle, j’ai l’intention de prendre avec moi en Suède ma femme et mon plus petit garçon encore au sein – il n’a que trois mois – et sa nurse, une Balte…
Les ongles de Himmler griffaient d’un mouvement tout machinal le cuir du divan où il était allongé. Il observa un instant Kersten de biais. Son regard exprimait le soupçon chronique, aigu, redoutable. Mais sa voix demeura égale pour demander :
— Les deux autres garçons partent aussi ?
Kersten fut sur le point de dire « oui ». Comme il ouvrait la bouche pour le faire, il s’entendit répondre :
— Oh, pas du tout ! Eux, ils n’ont pas besoin de leur mère à chaque instant. Ils vont rester à Hartzwalde, avec Élisabeth Lube, ma sœur, que vous connaissez.
L’intuition qui, au dernier instant, lui avait fait changer de propos, Kersten en vit une fois de plus la justesse. Le visage de Himmler s’éclaira d’un seul coup. Il était toute bonté, toute confiance. Il dit avec un sourire entendu de père de famille :
— Vous avez bien raison. La campagne vaut tellement mieux pour les enfants qu’une grande ville, même si c’est Stockholm.
Kersten répondit avec un sourire pareil :
— C’est bien ce que je pense. Le lait est excellent à la propriété.